Destination : 126 , Rentrée philo


Silence mélancolique au-dessus d'un bol de thé

Je me souviens de Yasushi Inoué, répondant à un journaliste qui l’interrogeait sur ce qu’il voulait transmettre aux autres, au travers de ses livres.

Il l’avait regardé longuement en souriant, et avait répondu, après un silence, d’une voix lente dans laquelle il me semblait entendre l’écho d’une douleur lointaine, imperceptible et sans doute dépassée.



La seule trace tangible qu’il pensait réellement laisser, et qui, même lui importait, était celle, infime, que ses lèvres avaient créé, jour après jour, usant légèrement le même endroit du bol dans lequel il buvait son thé quotidien, en ternissant l’émail à l’emplacement, toujours le même, où ses lèvres rentraient au contact de la porcelaine, créant une très légère courbure due à l’usure, une altération presque invisible, qui apparaissait cependant si on prenait la peine de scruter très attentivement le bol.



C’était ça, pour lui, la réelle trace de son passage dans le monde, le résultat minuscule de ce geste répétitif quotidien.

Les mots, même écrits, restaient pour lui à tout jamais impalpables, d’une essence totalement volatile, il avait insisté sur ce mot, volatile, et je voyais tous les mots tissés par les hommes s’évaporer en volant dans la buée qui perlait de ses yeux.



J’avais été très impressionnée de cette déclaration, par laquelle un homme, dont la raison d’être paraissait être les mots, les considérait malgré tout comme des simples souffles, que n’importe quel autre mot pouvait balayer, comme les mots déposés par d’autres, ou le vent de l’histoire, ou le temps lui-même.



Comme si les pages écrites étaient des empreintes qui n’avaient pas plus de durée possible que celle des « amants désunis » de la chanson, vite effacés par le vent sur le sable.



Il est vrai que les mots, qu’ils soient écrits ou prononcés, vieillissent, meurent, même ceux qui parviennent à garder encore une certaine verdeur, sont bousculés et remplacés par d’autres, effacés par des glissements de sens, par la modernité qui les voue à une mort prochaine. Quant aux histoires, qui nous disent une époque, qu’en est-il d’elles une fois l’époque oubliée, dépassée ?



« Parole, parole »…

S’envolent-elles vraiment ?



Dans mon histoire personnelle – et je ne crois pas être différentes des autres -, j’ai clairement en mémoire des mots qui ont tracé en moi des sillons indélébiles, des mots de souffrance, des mots de malheur qui me collent encore à la peau, cinquante ans après. Mais en réalité, les mots eux-mêmes ont disparu, n’en subsiste qu'une douleur écarlate au plexus.



J’en suis venue à me demander quelle trace je puis laisser, moi dont l’ouvrage ne consiste qu’à disperser le vent de mes mots entre quatre murs, jour après jour, moi qui ne bois même pas de thé ?



Même la couleur, pourtant si vivace, s’estompera peu à peu.

Christine C.